dimanche 9 février 2014

Ceci n'est pas un jeûne !


Lecture biblique : Esaïe 58.1-10

En relisant ce texte, j'ai pensé à ce tableau du peintre belge surréaliste René Magritte : « Ceci n'est pas une pipe ! »

On pourrait dire un peu la même chose ici : « Ceci n'est pas un jeûne ». Et c'est étonnant... Parce que tout à l'air d'être un jeûne. Tous les jours, le peuple consulte le Seigneur. « Ils ressemblent à un peuple qui respecte la justice et qui n'abandonne pas la loi de son Dieu. » (v.2)

Et pourtant, le Seigneur dit :
« Pencher la tête comme un roseau,
mettre un habit de deuil,
se coucher dans la poussière,
est-ce que vous appelez cela un jeûne,
un jour qu
i me plaît ? » (v.5)

Ah bon ? Qu'est-ce que jeûner, sinon s'abstenir de manger pour prier ? Bref, courber la tête comme un roseau... Et quand Esaïe décrit le jeûne qui plaît à Dieu, à partir du verset 6, l'étonnement se poursuit : il ne fait mention ni du fait de s'abstenir de nourriture, ni même de prier !

Ceci n'est pas un jeûne...


Deux problèmes

Il y a donc quelque chose qui cloche... Malgré les apparences, le jeûne que le peuple d'Israël pratiquait n'était pas perçu comme tel par le Seigneur. Quel est donc le problème ?

Une vision utilitaire du jeûne et de la piété

On trouve un premier indice dans les paroles que le prophète met dans la bouche du peuple lui-même et qui sonnent comme des reproches adressés au Seigneur :
« Pourquoi jeûner si tu ne le vois pas ?
Pourquoi nous faire petits si tu ne le remarques pas ? »
 (v.3)

En d'autres termes, à quoi ça sert de jeûner, si on n'obtient pas du Seigneur ce qu'on attend de lui ?

C'est une vision utilitaire du jeûne, et de la pratique religieuse en général. Le jeûne devient presque une grève de la faim, un moyen de pression sur Dieu. Il faut que notre pratique religieuse nous apporte quelque chose, qu'elle soit rentable. A quoi ça sert, le jeûne ? A quoi ça sert, de prier ? Mais on ne prie pas parce que ce serait utile... on prie d'abord pour être en relation avec le Dieu qui nous a créé et qui nous a sauvé !

Cette logique utilitaire, de rentabilité, de performance, fait curieusement écho à notre société occidentale moderne.

Et nous baignons dans cette mentalité. Pas sûr du tout que nous en soyons indemnes... Il ne fait pas de doute qu'une optique consumériste pollue notre foi. On papillonne d'église en église, parce que la prédication n'est pas assez ceci ou la louange pas assez cela. On n'est pas contents parce qu'on ne pense qu'à ce qu'une Église nous apporte sans se demander ce que nous pouvons lui apporter. On évalue nos activités avec les seules logiques d'efficacité et de performance, en oubliant un peu facilement la gratuité et le don de soi.

Une rupture entre la pratique religieuse et la vie quotidienne

Et ce n'est pas tout, il y a un autre problème : le jeûne était déconnecté de la vie quotidienne. Sans sourciller, le peuple jeûnait tout en se montrant dur envers leurs ouvriers ou en se disputant violemment avec les autres.

C'est comme si la piété pouvait être déconnectée de la vie de tous les jours. Comme si la pratique religieuse était tout ce qui intéressait le Seigneur. Comme s'il suffisait de prier correctement, ou mieux encore, de jeûner, pour que le Seigneur ferme les yeux sur les pratiques contestable du reste de notre vie. Vous pouvez être violent, injuste, infâme au quotidien mais si vous jeûnez, si vous allez à l’Église le dimanche, si vous priez en public, alors tout va bien...

Ce n'est évidemment pas la vision de notre texte. Le verdict est clair :
« Ce n'est pas en jeûnant de cette manière
que vous ferez entendre votre voix là-haut. »
 (v.4)


Une solution : le jeûne qui plaît à Dieu

Alors, finalement, qu'est-ce que Dieu attend vraiment ?

« Voici le jeûne qui me plaît:
libérer les gens enchaînés injustement,
enlever le joug qui pèse sur eux,
rendre la liberté à ceux qu'on écrase,
bref, supprimer tout ce qui les rend esclaves.
C'est partager ton pain avec celui qui a faim,
loger les pauvres qui n'ont pas de maison,
habiller ceux qui n'ont pas de vêtements.
C'est ne pas te
 détourner de celui qui est ton frère. » (v.6-7)

Ni prière, ni pratique religieuse. Le jeûne qui lui plaît, c'est le partage, la solidarité. Ça n'exclut aucunement la prière, bien-sûr. Mais une prière qui est prélude à l'action et pas coupée du reste de notre vie.

C'est le contraire d'un jeûne utilitaire, centré sur soi, ses attentes et ses besoins. C'est un jeûne qui ouvre sur les autres, les besoins de notre prochain, de celui qui est prisonnier, qui a faim ou qui est nu. Le jeûne qui plaît à Dieu, c'est celui qui nous décentre de nous-mêmes pour nous ouvrir sur notre frère et notre soeur.

Le jeûne, c'est le renoncement

Il reste une question : pourquoi Esaïe appelle-t-il cela un jeûne ? Est-ce simplement une façon d'évoquer ce qui doit accompagner la pratique du jeûne ou y a-t-il autre chose ? Est-ce que la pratique active du partage et de la solidarité serait aussi une forme de jeûne ?

Jeûner, ce n'est pas simplement sauter un ou deux repas... C'est se priver de quelque chose, pour se placer en toute humilité devant Dieu. C'est ainsi se faire petit devant le Seigneur pour reconnaître notre dépendance de lui. Au coeur du jeûne, il y a le renoncement. Or, justement, le partage et la solidarité sont une expression de ce renoncement. Parce qu'ils nous décentrent de nous-mêmes et nous ouvrent à notre prochain.

On est aux antipodes d'une logique utilitaire et consumériste. Dans notre société matérialiste, la notion de jeûne prend une ampleur particulière. Et ce texte d'Esaïe nous interpelle bien plus qu'une simple invitation à sauter un repas de temps en temps pour prier. De quoi sommes-nous prêts à nous priver pour nous ouvrir à Dieu et aux autres ?

L'exemple suprême de ce renoncement, évidemment, c'est Jésus-Christ. Ces paroles de l'épître de Paul aux Philippiens peuvent être rappelées ici :

« Ne cherchez pas votre intérêt à vous, mais cherchez l'intérêt des autres.
Entre vous, conduisez-vous comme des gens unis au Christ Jésus.
Lui, il est l'égal de Dieu, parce qu'il est Dieu depuis toujours. Pourtant, cette égalité, il n'a pas cherché à la garder à tout prix pour lui. Mais tout ce qu'il avait, il l'a laissé. Il s'est fait serviteur, il est devenu comme les hommes, et tous voyaient que c'était bien un homme. Il s'est fait plus petit encore: il a obéi jusqu'à la mort, et il est mort sur une croix ! » (Philippiens 2.4-8)

Non seulement il a renoncé à la gloire céleste mais il a renoncé à sa vie, il s'est fait notre serviteur jusqu'à sa mort sur la croix.


Conclusion

Ceci n'est pas un jeûne ! Malgré l'apparence de la piété, le peuple d'Israël auquel le prophète s'adresse ne pratiquait pas le jeûne qui plaît à Dieu. Il faut se méfier des contrefaçons...

D'une certaine façon, on peut se priver de nourriture pour prier et ne pas vraiment jeûner. De même, on peut manger, ne pas prier et pourtant, d'une certaine façon, jeûner. C'est vrai dans la mesure où jeûner, c'est avant tout se priver de quelque chose pour se décentrer de soi-même, se faire petit devant Dieu et serviteur de notre prochain.

Du coup, l'interpellation d'Esaïe nous laisse avec cette question : De quoi sommes-nous prêts à nous priver pour nous ouvrir à Dieu et aux autres ?